On m'a demandé d'évoquer devant vous quelques souvenirs pouvant contribuer à l'histoire de l'Union Mathématique Internationale. Il s'agit, bien entendu, de l'Union recrée aprés la guerre de 1939/45, et non de la première Union qui était morte en 1932 au Congrès de Zürich. C'est Marston MORSE qui a joué un rôle décisif dans la re-création de l'Union, tant à New York en 1950 qu'a Rome en 1952. Il en a été le premier Président.
Je regrette vivment l'absence ici, aujourd'hui, de l'homme qui en a été longtemps l'animateur: K. CHANDRASEKHARAN. Qu'il me soit permis d'évoquer le rôle qu'il a joué, en relisant ici les paroles que j'ai prononcées le 20 avril 1989, lors d'une cérémonie qui s'est déroulée à Paris, au Collège de France, pour lui rendre hommage.
"When I became a member of the Executive Committee (E.C.) in 1954, the Union was quite young; it had to be protected and it was necessary to conceive the rôle it could play in the mathematical world. Eight years later, as a participant in the General Assembly of the Union before the Stockholm Congress in 1962, I was discovering that Chandrasekharan, who was at that time Secretary of the E.C., had become the mainspring of the Union, taking care of everything, preparing carefully the choice of the members of the next Executive Committee, and nicely convincing me of agreeing to be one of the two vice-presidents for the next four years. Then, being myself a member of the E.C., I was able to observe how it was functioning, and to learn what kind of problems had to be solved. Moreover, I could admire the perfect collaboration between the new President de Rham and the experienced Secretary Chandrasekharan. I regret very much that our friend Georges de Rham has not been able to be with us today; surely he would have been happy to speak about his fruitful collaboration with Chandra. The total understanding between these two men was quite useful to solve very delicate problems, as for instance the problem of adherence of the two parts of Germany to the Union.
During my stay in the Executive Committee I have learned what I shall call the "controlled democracy": of course, at a session of the General Assembly, the voting is free, but if you want to reach good decisions, you have first to study carefully the problems in order to submit good proposals to the voting. In that exercise Chandra was unexcelled. He had also a powerful art of persuasion. I made an experiment of it when before the Moscow Congress in 1966 Chandra wanted to convince me to succeed the Rham as President. But at the same time Chandra had to leave the Secretariat of the Union and to become Secretary General of ICSU, the International Council of Scientific Unions. Otto FROSTMAN succeeded Chandra as Secretary of the Union. I was a little anxious because Frostman did not have the experience of Chandra; fortunately Chandra remained a member of the E.C., and I could be a happy President since he still took care of everything. Finally, when I left the Presidency after the Nice Congress in 1970, it had become clear to everybody that my successor could be nobody, except Chandrasekharan himself!"
"In fact, Chandra stayed as a member of the E.C. during 24 years. up to 1978. Thanks to him, the Union developed itself in many respects. I want now to give some examples:
"If Chandra succeeded to achieve all those changes and many others, it is because he was himself convinced of the importance of the missions of our Union, and also because he had, as I said already, an exceptional art of persuasion. In fact, his diplomatic genius has been quite useful in some circumstances. For instance, the relations with the Soviet Union were not always easy; but thanks to Chandra it has been always possible to maintain good relations with the Soviet mathematicians. Let me tell you a little story as an example: at the Nice Congress Serguei NOVIKOV was one of the four Fields Medallists, but he had not been allowed to attend the congress. The next year, at the occasion of an international conference held in Moscow in honor of VINOGRADOV (who was 80), with the official participation of the Union, Chandrasekharan succeeded to convince Vinogradov to give a dinner in honor of Novikov; Novikov was present with his wife and his parents; at the end of the dinner he received officially the Fields Medal".
May I now add something? In several occasions I have had the opportunity of discovering the deep admiration of Chandra for some great personalities, like Carl Ludwig SIEGEL or Herman WEYL. I am touched when I see how carefully he is working for keeping their memory. Let me hope that the whole family of mathematicians around the world will have a clear vision of what Chandra did in favor of our science".
Voilà donc ce que je disais en avril 1989. Aujourd'hui je voudrais évoquer brièvement la figure de Georges de RHAM, que j'ai connu comme Président de 1963 à 1966. J'ai alors été témoin de sa gentillesse, de sa courtoisie, mais aussi de sa fermeté sur certains principes. Il dut notamment faire face au délicat problème des deux Allemagnes: jusqu'en 1963, il n'y avait pas de problème pour l'Union, à laquelle adhérait la Deutsche Mathematiker Vereinigung (D.M.V.) qui représentait tous les mathématiciens allemands. Mais en 1963 l'Allemagne de l'Est cessa de reconnaître la D.M.V. et demanda à adhérer indépendamment à l'Union. Heureusement, Friedrich HIRZEBRUCH était alors membre du Comité Exécutif; son intelligence et ses qualités de négociateur permirent de régler le problème sans heurts.
Il y avait assez souvent des difficultés avec les Soviétiques. Elles ne furent pas unsurmontables (quoique bien réelles) du temps où LAVRENTIEFF siégeait au Comité Exécutif, entre 1963 et 1970. Elles devinrent beaucoup plus pénibles avec PONTRJAGIN à partir de 1971. C'est avec Lavrentieff qu'il a fallu préparer la tenue du Congrès International à Moscow en 1966. Pour cela un mini-congrès (assez important, puisqu'il y eut une centaine de conférenciers) fut organisé l'année précédente (1965) à Erevan, la capitale de l'Arménie; il permit de nombreux contacts avec les mathématiciens soviétiques, et il laisse à ceux qui y ont participé le souvenir inoubliable de l'accueil chaleureux de nos collègues arméniens.
Un des problèmes rencontrés avec les Soviétiques était celui des invitations de mathématiciens soviétiques aux colloques et congrés internationaux. Voici, à titre d'example, une liste (non exhaustive) de conférenciers invités en 1970 à Nice et qui n'ont pas pu venir:
DYNKIN, GEL'FAND, GROMOV, KAJDAN, LINNIK, MANIN, MOISHEZON, SERGUEI NOVIKOV, SHAFEREVITCH, SINAI.
Dans un ordre d'idées différent, laissez-moi vous raconter une histoire que est restée jusqu'ici confidentielle. C'etait en 1968, juste après l'invasion de la Tchécoslovaquie par les armées de l'URSS et d'autres pays du Pacte de Varsovie. Le 11 septembre 1968, je reçois une lettre écrite le 8 septembre par un mathématicien tchécoslavaque nommé JAROSLAV KURZWEIL, qui participe alors à Warwick (Angleterre) à un symposium sur les équations différentielles. Il vient, dit-il, de quitter la Tchécoslovaquie et me transmet une lettre que lui a confiée à Prague le mathématicien KATETOV. Cette lettre est datée du 30 août et adressée à Henri CARTAN, President de l'U.M.I. Je vous en donne lecture:
Dear Professor Cartan,
The National Committee of Mathematics of Czechoslovakia wishes officially to inform you that on the 21st of August Czechoslovakia has been occupied by the armed forces of the Union of the Soviet Socialist Republics and four other countries. The foreign troops have entered Czechoslovakia without the knowledge and consent of the president, government and parliament of our country. Their coninued presence on our soil constitutes a flagrant violation of the Charter of the United Nations and of the provisions of the Warsaw Treaty.
At this grave moment of our history we entreat you as the President of the International Mathematical Union to give moral support to the cause of our country. Only the restoration of the sovereignty of the Czechoslovak Socialist Republic and the complete withdrawal of all foreigh troops from its territory will permit further free development of our science and culture.
Que devait faire l'Union devant cet appel pathétique de l'un de ses membres? (car il s'agit bien d'une organisation nationale adhérente). Je consulte aussitôt Chandrasekharan, puis décide, le 17 septembre, d'envoyer une photocopie de la lettre de Katetov à tous les membres du C.E. en leur demandant de me faire part de leur avis. (Certains d'entre eux, comme Montgomery, consulteront à leur tour des collègues avant de me répondre). Au bout de quelques jours tous les membres du C.E. m'ont répondu; parmi eux, le soviétique Lavrentieff et le hongrois Hajós. Les autres sont surtout préoccupés de manifester notre sympathie à des collègues sans risquer de faire un geste qui pourrait leur nuire. Quant à Lavrentieff, sa réaction est très modérée: il se borne à rappeler qu'une organisation comme la nôtre n'a pas à se mêler des relations politiques entre les pays.
La réponse d'Hajós, datée du 30 septembre, manifeste surtout la surprise; il met en doute l'authenticité de la lettre de Katetov, et comme ce dernier s'est contenté de signer à la main sans reproduire son nom avec la machine à écrire, il lit KALIM et déclare ne pas connaître ce mathématicien. La position prise par Kalim ne correspond pas, dit Hajós, a celle du gouvernement tchéscoslovaque, et il n'y a donc pas lieu d'en tenir compte. Naturellement, je ne manque pas de répondre à Hajós, ce qui me vaudra ensuite 3 ou 4 longues lettres de lui.
Entre temps, mon vieil ami le professeur BORUVKA, de l'Université de Brno, est de passage à Paris. Je lui raconte toute l'histoire et lui demande conseil. Il comprend bien que je souhaite, comme Président de l'Union, manifester ma sympathie à nos collègues thécoslovaques, s'il est possible de le faire sans leur causer des difficultés supplémentaires. Boruvka accomplira si bien sa mission que je recevrai une lettre envoyée de Prague le 31 janvier 1969; elle est écrite en français, sur papier à en-tête de l'Académie tchéscoslovaque:
Monsieur le Professeur et cher Collègue,
Le 30 août 1968, le Comité national tchécoslovaque pour les mathématiques vous a envoyé une lettre exprimant l'attitude des mathématiciens tchécoslovaques à l'égard des événements d'août en Tchécoslovaquie. On nous a informés que vous avez donné beaucoup d'attention à notre lettre. Vu l'état actuel des choses dans notre pays nous ne croyons pas nécessaire de faire des pas ultérieurs dans cette affaire.
Le Comité national tchécoslovaque pour les mathématiques m'a chargé de vous transmettres nos sincères remerciements pour la bienveillance que vous avez manifestée à notre égard.
Veiullez croire, Monsieur le Professeur, à l'assurance de mes sentiments distingués.
Cette lettre en dit long dans sa sobriété...
Permettez-moi, pour terminer et sans vouloir abuser de votre patience, de rappeler les noms de deux anciens présidents de l'Union pour qui j'éprouvais une vive admiration: il s'agit de Heinz HOPF et de Rolf Nevanlinna. Je ne puis pas non plus m'empêcher d'évoquer la mémoire de Hermann WEYL, qui présidait le Fields Committee en 1953-54. Je faisais partie de ce comité, et je n'ai eu aucune peine à convaincre Hermann WEYL que l'une des deux médailles Fields 1954 pouvait être attribuée à un jeune mathématicien de 27 ans, qui s'appelait Jean-Pierre SERRE.
Je vous remercie de votre attention.